La publicité télé fait sa mue.
Avec plus de 21 % des impressions vidéo totales en France au premier semestre 2025 selon FreeWheel, et près de 100% de croissance en un an, la télévision connectée (CTV) s’impose comme l’une des offres publicitaires les plus “bouillantes” du moment, tout comme celles d’autres médias traditionnels qui se digitalisent : le DOOH ou l’audio digital notamment.
Tirée par la croissance de la consommation OTT, l’essor du programmatique, les nouvelles offres des régies et la montée en puissance des plateformes internationales, la CTV attire de plus en plus d’annonceurs. Mais sa montée en puissance s’accompagne de nombreux défis, qu’ils soient technologiques, économiques, organisationnels ou réglementaires. Décryptage des grands enjeux qui structurent ce marché en mutation.
1. Une mesure unifiée de l’audience, enfin ?
L’unification de la mesure d’audience fait consensus comme priorité absolue. Aujourd’hui, les marques peinent à agréger les performances de leurs campagnes sur TV linéaire, replay, plateformes OTT ou chaînes FAST. Une situation que Médiamétrie tente de résoudre en rassemblant, pour la première fois, des acteurs comme YouTube, Netflix, Disney+ ou Prime Video au sein d’un groupe de travail avec les chaînes historiques. Objectif : produire une mesure dédupliquée des audiences vidéo premium sur le téléviseur connecté.
« Atteindrons-nous un jour le graal de la mesure des contenus vidéo, toutes plateformes confondues ? », se demande Cécile Solano, Head of Trading 360 de l’agence Biggie dans une interview sur l’impact de la CTV sur le métier de trader média. « Peut-être que cela n’arrivera jamais, nous vivrons avec et tout ira bien », ajoute-t-elle avec un brin de stoïcisme.
2. Retail media & CTV : la convergence opérationnelle
La passerelle entre retail media et TV connectée s’active concrètement. FranceTV Publicité, M6 et RMC BFM Ads ont lancé avec Carrefour (Unlimitail) la plateforme commune TV Retail Connect, permettant d’acheter des campagnes TV segmentées à partir des données transactionnelles de l’enseigne. TF1 a noué un partenariat avec Unlimitail uniquement pour proposer des publicités de produits en promotion sur TF1+, dans des formats shoppables avec QR codes. Pour les marques, ces dispositifs offrent la possibilité de connecter médias et ventes, dans une logique drive-to-store.
Mais cette convergence suppose aussi des conditions techniques : synchronisation des catalogues produits, création dynamique, infrastructures compatibles. Elle soulève également des questions de taille critique : trop de ciblage tue le reach. Le bon dosage reste à trouver, avec pour objectif de combiner précision, efficacité média et puissance de diffusion.
À lire également sur la Réclame : la vision de l’adtech Equative sur le rapprochement de la CTV et du retail media.
3. Régies TV : vers des plateformes qui s’automatisent
La TV segmentée poursuit son déploiement. En 2025, 11,2 millions de foyers sont éligibles, soit +61 % en un an. Cette croissance, portée par l’entrée de Free dans le dispositif, a permis à 500 nouveaux annonceurs (souvent des PME) de faire leurs premiers pas en TV. Cela redessine la typologie des annonceurs TV et rajeunit l’image du média.
Les régies renforcent aussi leur offre multi-écrans et programmatique. TF1+, M6+, france.tv ou Pluto TV sont ainsi accessibles via des DSP. En 2024, 32 % des impressions vidéo premium en France étaient achetées en programmatique, un niveau supérieur à la moyenne européenne. Des formats garantis premium coexistent avec des solutions ouvertes plus agiles, parfois pilotées par l’IA.
Enfin, les régies affinent leurs argumentaires pour accompagner les marques sur tous les objectifs : notoriété, considération, activation, conversion. Une approche « full-funnel » assumée qui rapproche la TV des standards du digital.
4. Les plateformes : adversaires ou alliés ?
Netflix, Amazon et Disney+ ont rejoint l’ADMTV. En contrepartie, ils acceptent les règles de l’Arcom et contribuent au financement de la création française. Ce rapprochement inédit ouvre la voie à une coopération structurante, notamment sur la mesure et la définition de standards communs.
YouTube, en revanche, reste plus éloigné. Bien que très présent sur les TV connectées, notamment chez les jeunes, la plateforme est critiquée pour son manque de transparence et de brand safety. Elle attire massivement les TPE/PME via des solutions d’achat publicitaire en self-service.
Les plateformes globales imposent également leur cadence en matière de formats, de données et de mesure. Les acteurs français doivent rester vigilants pour conserver leur indépendance technologique et stratégique, d’autant que la part des plateformes sur l’écran CTV ne cesse d’augmenter. Selon une étude ShowHeroes, “42 % des téléspectateurs français ont complètement abandonné la télévision classique”.
5. Ciblage : promesse encore partiellement tenue
Si 80 % des utilisateurs estiment que les pubs en CTV leur sont pertinentes, la réalité reste contraignante. La majorité des campagnes repose encore sur le ciblage géographique. Les segments comportementaux ou transactionnels sont encore peu activés, faute de volume, de standardisation ou de consentement suffisant.
Le contrôle de la fréquence et la déduplication multi-plateformes sont encore à améliorer. Un même foyer peut recevoir plusieurs fois la même création sur différents services. La mutualisation des données via des identifiants CTV ID ou des clean rooms pourrait changer la donne. Tout comme la complémentarité des données CTV et mobiles, comme Samsung Ads vient de l’annoncer.
6. Le champ d’expérimentation créatif de la CTV
La CTV permet l’émergence de nouveaux formats : L-shape, AdPause, Overlay, QR codes, shoppable, vocal… L’IAB travaille à leur standardisation. L’objectif est de faciliter leur intégration dans les plans médias, et de permettre un achat à l’unité ou en bundle.
Ces formats supposent des créations adaptées : messages plus directs, visuels contrastés, animations engageantes, possibilités d’interaction. Les premiers retours sont prometteurs en termes d’attention et de réactions utilisateurs.
Les agences explorent aussi l’IA pour produire des variantes créatives à grande échelle. Mais l’usage demande des garde-fous, notamment sur la véracité, la représentation ou les droits d’image.
7. Brand safety et transparence : rétablir la confiance
La CTV n’est pas exempte de fraude (bots, TV off). Seules 50 % des impressions permettent une transparence sur l’app de diffusion. Autrement dit, l’annonceur ne sait pas précisément sur quelle app ou chaîne son spot est apparu, ce qui pose un problème de visibilité et de contrôle du contexte. Cette opacité peut provenir de circuits programmatiques complexes ou de l’absence de normes de reporting unifiées. C’est une menace directe pour les marques, d’autant que subsiste le phénomène du “TV Off” : des publicités servies alors que l’écran TV est éteint. Ce dysfonctionnement (lié à des appareils de streaming qui restent allumés en tâche de fond) engendre un gaspillage estimé à 700 000 $ par milliard d’impressions diffusées selon DoubleVerify. Le besoin de vérification et de tiers de confiance est crucial pour rassurer les marques.
Des initiatives comme l’app-ads.txt, la mesure d’attention, la certification par le CESP participent à renforcer la fiabilité du canal. Les régies s’engagent aussi à exclure certaines catégories sensibles, ou à garantir des environnements sûrs.
8. Cadre réglementaire : une modernisation sous contrôle
Le développement de la publicité sur TV connectée s’inscrit en France dans un cadre réglementaire en évolution, reflet d’un délicat équilibre entre ouverture à l’innovation et protection du modèle audiovisuel national. Ces dernières années, plusieurs verrous ont été levés pour moderniser la réglementation publicitaire. Depuis août 2020, un décret autorise ainsi la publicité segmentée à la télévision, rompant avec le principe d’un signal publicitaire unique sur tout le territoire. Cette ouverture s’est faite de manière encadrée (quota de 2 minutes d’adressable par heure et par chaîne, priorité donnée aux annonceurs locaux, accord obligatoire avec chaque opérateur télécom…), mais elle a permis à la France de combler son retard en matière de TV adressable. Désormais pérenne, la TV segmentée a fait ses preuves sans cannibaliser la publicité nationale, ce qui conforte le régulateur dans son choix.
Autre changement majeur : l’assouplissement de règles interdisant historiquement certains secteurs en publicité TV. Un décret du 5 avril 2024 a entériné l’autorisation des publicités pour le cinéma à la télévision (initialement expérimentée depuis 2020) et lancé une expérimentation pour autoriser également la publicité télévisée en faveur de l’édition littéraire. Concrètement, les studios de cinéma peuvent désormais faire la promotion de leurs films à la TV de façon permanente, et les éditeurs de livres auront la possibilité (à l’essai) de communiquer sur certaines chaînes. Ces évolutions montrent la volonté des pouvoirs publics d’adapter le cadre légal aux réalités du marché et de la concurrence (les films et livres étant largement promus sur les plateformes en ligne, il s’agissait de ne pas pénaliser la TV linéaire).
Dans le même temps, la France reste attachée à la souveraineté culturelle et publicitaire. Le régulateur Arcom continue de veiller à ce que la publicité télévisée – y compris sur CTV – respecte des règles strictes en matière de contenu (dignité, protection des mineurs, secteurs prohibés tels que la médecine ou les armes, etc.). Le fait que Netflix, Disney+ et Amazon Prime Video aient dû signer des conventions avec l’Arcom pour diffuser de la publicité dans l’Hexagone a été un facteur clé de leur intégration au marché et à l’ADMTV. Ces conventions les soumettent à des obligations comparables à celles des chaînes nationales (quotas d’œuvres européennes, contribution au financement de la création française, et respect des règles déontologiques de la publicité). Cela illustre la notion de souveraineté : ouvrir le marché publicitaire à des acteurs globaux, oui, mais à condition qu’ils adoptent les normes et participent à l’écosystème local plutôt que de le contourner.
Par ailleurs, la France – aux côtés de l’Europe – renforce aussi sa souveraineté sur le volet données et vie privée, ce qui impacte directement la CTV. Le RGPD et la directive ePrivacy imposent une collecte du consentement avant toute utilisation de données personnelles pour le ciblage, ce qui a conduit à l’instauration du Transparency & Consent Framework (TCF) géré par l’IAB/Alliance Digitale. Après quelques tumultes juridiques, ce cadre a été validé en 2023-2024 par les autorités (décision APD annulée), fournissant une base légale claire pour opérer le ciblage data en CTV dans le respect des préférences utilisateurs. Sur un autre plan, la question de l’exposition des enfants à la publicité CTV pourrait émerger dans le débat réglementaire, dans le sillage de la loi visant à limiter les écrans publicitaires en ligne pour les mineurs. Là encore, les autorités chercheront un juste milieu entre protection du jeune public et financement des contenus jeunesse par la publicité.
9. La future maturité de l’écosystème CTV français ?
À l’aube de la seconde moitié de 2025, la publicité sur TV connectée en France s’oriente vers une phase de maturité accélérée. Les fondations sont posées : l’audience CTV atteint une masse critique, les investissements publicitaires suivent une courbe ascendante, et les acteurs traditionnels comme nouveaux coopèrent pour structurer le marché. Les projections mondiales sont d’ailleurs éloquentes : la CTV pourrait représenter près d’un quart des dépenses publicitaires vidéo dans le monde d’ici 2026, soit 46,3 milliards de dollars selon WARC.
La France, avec son héritage télévisuel fort et son appétence croissante pour le streaming, a toutes les cartes en main pour prendre sa part de cette croissance. Les prochains défis consisteront à pérenniser la confiance des annonceurs et l’adhésion du public. Cela passe par la réussite de la mesure unifiée – pour prouver l’apport de la CTV en couverture incrémentale aux plans médias – et par la généralisation d’une mesure de l’efficacité qui démontre le ROI jusqu’en caisse. Les initiatives en cours sur le drive-to-store, la mesure des ventes et l’optimisation du mix média devront faire leurs preuves à grande échelle.
Parallèlement, l’innovation devra rester au rendez-vous pour ne pas lasser les téléspectateurs : diversification des formats, limitation de la répétition publicitaire grâce aux data, expériences interactives occasionnelles pour éviter la lassitude publicitaire. La technologie jouera un rôle clef, qu’il s’agisse de l’IA (pour optimiser les ciblages, personnaliser les créations, voire piloter les achats en temps réel) ou des avancées en TV programmatique live qui pourraient ouvrir la voie à des campagnes synchronisées à des événements diffusés en direct.